Les autorités militaires britannique et américaine ne laissent, de toute évidence, filtrer qu'un minimum d'informations sur la situation en Afghanistan, mais, pour être renseigné, il suffit d'être un lecteur attentif.

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Pour preuve, le cas que j'évoque dans ces lignes a déjà été relaté dans le quotidien turinois La Stampa bien avant que Kandahar devienne le théâtre d'opérations militaires.
L'homme dont je vais raconter l'histoire s'enrôla jadis comme médecin dans les troupes anglaises engagées en Afghanistan, au sein du corps très fermé du Fifth Northumberland Fusiliers. Mais, comme cela arrive parfois, il fut muté, et intégra les rangs du Royal Berkshire, qui entra bientôt en lutte avec les féroces Afghans du nord-ouest de Kandahar, près de Mundabad.
C'est là qu'eut lieu une fatale erreur d'appréciation. Ayant appris que les Afghans étaient moins nombreux et moins bien armés qu'on pouvait le supposer, l'armée anglaise décida de donner l'assaut. Au col de la montagne Khushk-i-Nakhud, 40% des Britanniques ­ au bas mot ­ se firent massacrer (les cols de ce pays sont redoutables, et comme le rapportent les journalistes, les Afghans n'ont guère l'habitude de faire des prisonniers).
Notre ami médecin fut touché à l'épaule par une balle de ces fameux fusils Jezail, tout aussi meurtrières qu'artisanales, qui lui fendit l'os et lui sectionna l'artère subclaviculaire. Il en réchappa de justesse, sauvé par son courageux aide de camp.
De retour à Londres, pendant sa convalescence, une petite anecdote lui fait soudain réaliser combien cette tragique bataille est encore présente dans tous les esprits.

Lors de sa rencontre avec son futur colocataire, celui-ci s'exclame: «A ce que je vois, vous êtes allé en Afghanistan.» Plus tard, il lui confiera ce qui lui avait si vite mis la puce à l'oreille: «J'ai pensé: cet homme a quelque chose à voir avec la médecine et l'armée. Il a séjourné sous les tropiques. Son visage est mat, mais ce n'est pas la couleur naturelle de sa peau: ses poignets sont pâles. Il a subi des privations et a dû être gravement malade, comme en témoigne son visage émacié. De plus, il a été blessé au bras gauche, qu'il tient dans une position rigide et peu naturelle. Dans quel pays tropical un médecin de l'armée britannique a-t-il pu endurer de telles souffrances? L'Afghanistan, bien sûr.»

Cette conversation se déroule dans Baker Street et notre médecin n'est autre que le docteur Watson. Son interlocuteur, Sherlock Holmes. Watson a été blessé le 27 juillet 1880 pendant la bataille dite «de Maiwand». A Londres, le Graphic en réfère dans son édition du 7 août (à l'époque, les nouvelles arrivaient en retard). Aujourd'hui, nous connaissons tous ces détails grâce aux premiers chapitres de A Study in Scarlet (Une étude en rouge).

Cette terrible expérience a marqué Watson au fer rouge. Dans le récit The Boscombe Valley Mistery (le Mystère de la vallée de Boscombe), il affirme que l'épisode afghan a fait de lui un voyageur aguerri, et d'une résistance à toute épreuve.

Pourtant, lorsque dans The Sign of Four (le Signe des quatre), Holmes lui offre de la cocaïne (hautement diluée), Watson prétend que, depuis l'Afghanistan, son organisme ne tolère plus aucun excès. Puis il rappelle la période où il aimait rester assis, soignant son bras meurtri, sensible au moindre changement de température.

Dans The Musgrave Ritual (le Rituel des Musgraves), Watson évoque à plusieurs reprises les profondes séquelles que la campagne afghane a laissées en lui. Watson ressasse fréquemment le souvenir de cette campagne, mais les gens ne sont guère prêts à l'écouter. En fin de compte, dans The Reigate Puzzle (les Propriétaires de Reigate), il convainc Sherlock Holmes de rendre visite à un camarade de régiment, le colonel Hayter. Dans The Naval Treaty (le Traité naval), il tente en vain de sensibiliser Phelps, personnage maussade et nerveux, à ses aventures afghanes. Dans The Sign of Four, il tente sans relâche d'intéresser Miss Mortan à cette guerre, ne parvenant à exciter sa curiosité qu'une seule et unique fois. Les vétérans ­ et particulièrement les grands blessés ­ sont mortellement ennuyeux.

Mais le souvenir de l'Afghanistan reste omniprésent. Dans The Adventure of the Empty House (la Maison vide), qui met en scène Moriatry, l'ennemi juré de Sherlock Holmes, on découvre la fiche d'un certain colonel Moran, «le deuxième homme le plus dangereux de Londres», lequel a précisément servi à Kaboul. Des échos de la guerre afghane reviennent également dans The Crooked Man (le Tordu).

Enfin, tant dans The Adventure of the Cardboard Box (la Boîte en carton) que dans The Resident Patient (le Pensionnaire en traitement), Holmes offre un exemple magistral de ce qu'il nomme à tort son sens de la «déduction» (et qu'il conviendrait plutôt de nommer «abduction»). Alors qu'il est tranquillement assis avec son acolyte dans l'appartement qu'ils partagent, il déclare tout à coup: «Vous avez raison, Watson, cela me semble la manière la plus ridicule de résoudre à un conflit.» Watson approuve, mais se demande par la suite comment Holmes a bien pu lire dans ses pensées.

En fait, simplement en suivant le regard de Watson qui se posait en divers points de la pièce, Holmes était parvenu à reconstituer le cours exact de sa pensée, réalisant que son ami revisitait mentalement certains terribles épisodes de la guerre. Et constatant que Watson venait de raviver cette ancienne blessure, il en avait déduit qu'il réfléchissait mélancoliquement à la guerre comme le moyen le plus absurde de résoudre les conflits internationaux. Elémentaire, mon cher Watson.

(Traduit de l'italien par Bérangère Erouart)